ET LA NUIT SEULE ENTENDIT LEURS PAROLES
Je rencontre Claude Nougaro en 1971, à Bagnères-de-Luchon, dans les Pyrénées. Il vient de signer son meilleur album, Sœur Âme. Tout y est : la haute et belle inspiration, la perfection des textes alliée à la qualité des mélodies et des arrangements. Osmose et unité. Pas de compromission avec les signes des temps. Qui écoute aujourd’hui ce chef d’œuvre de la chanson française ? Qui écoute encore Claude Nougaro ? Quand il s’agit de rendre hommage à nos chanteurs, son nom n’est jamais cité. « Quelle pute sans fond que l’histoire ».
J’ai 17 ans, il en a 42. Je viens de passer mon bac. Je veux monter à Paris pour suivre les cours de l’École des Beaux-Arts. Mes parents sont d’accord. Claude donne le coup de pouce, amical et financier : il m’achète une peinture sur bois, un grand format qu’il baptise illico L’Apocalypse selon Saint Daniel. Plus tard, il dira : « C’est une croûte ». Croûte ou pas, il souhaite déchiffrer son matricule astrologique dans cette débauche picturale adolescente d’inspiration dalinienne, en y dénombrant les phallus et les regards qui s’entrelacent dans les méandres et les cratères du tableau.
« On n’est pas sérieux quand on a 17 ans ». À l’évidence, on l’est encore moins quand on entreprend ce genre de démarche et que l’on est un chanteur-poète quadragénaire torturé en quête d’identité. Il dira : « Je suis un nègre-grec », « Je suis juif », « Je suis cathare », « Je suis un chanteur de jazz », « Je ne suis pas un chanteur de jazz ». « Je ne suis pas de mon avis ». Je suis, je suis. Autant de doubles, autant de rôles, de costards empruntés et de miroirs aux alouettes.
Claude m’a parlé, maintenant il va chanter, devant moi. L’action se passe à la Maison de la Culture de Saint-Étienne en septembre 1971. Un trio de boppers, Vander, Trussardi, Bellonzi, Eddy Louiss et son orgue et le quatuor à cordes Lara (Catherine de son prénom…), l’accompagnent. Le public est clairsemé. Claude l’invite à se rapprocher de la scène et je me retrouve aux premiers rangs. Jusqu’à présent, je n’ai appréhendé le langage que sous son aspect trivial, utilitaire. Je viens de découvrir Baudelaire et Rimbaud. Je sens confusément que ma vérité est enfouie dans leurs poèmes, dans les strates de l’être, sous l’épaisseur ouatée des songes. Mais leurs mots restent prisonniers de la page. Et voici que Claude chante et c’est le choc, la révélation. Porté par une voix chaude, profonde et fruitée, le verbe, soudain, se fait chair. Les mots prennent vie, les mots prennent corps, ils deviennent palpables, comestibles. Je goûte enfin la saveur de l’or du langage. « Gouttes d’or ». Épiphanie du nouveau corps. La poésie a quitté le livre pour investir l’espace. Après le concert, Claude me demande : « Alors, ça t’a plu ? ». Il n’a pas conscience de mon trouble. Je suis tétanisé. Je réponds « oui », bêtement.
Quelle est l’ambiance là-haut, à Paris ? On surfe sur les dernières vagues de mai 68. La rumeur de la marée révolutionnaire s’éloigne. Les marbres laiteux du Jardin des Tuileries sont encore maculés de minium et les goudronneurs du pouvoir en place traquent le moindre pavé émergeant d’un trottoir, d’une ruelle ou d’une cour. Une orgie de bitume. Il s’agit d’effacer toute trace des évènements. Boulevard Saint-Germain, les adeptes d’Hare Krishna, défoncés jusqu’aux clochettes, psalmodient et offrent aux passants leurs pâtisseries sirupeuses made in ashram. « Chacun est rentré chez son automobile » mais la fête continue.
Je lis le magazine Actuel et des fanzines, petits brûlots de la contreculture, et m’habille au marché aux puces, chez « l’Indien », une boutique de fringues hippies. J’y découvre des tirages photographiques originaux de Jimi Hendrix au festival de l’Île de Wight. Le cadavre du guitariste est encore chaud et son mythe puissant. Hendrix est mon idole. J’assène sa musique à mon entourage, jusqu’à l’excès, jusqu’à la nausée. « Il veut nous Hendrixiser ». Il est minuit et la guitare du Voodoo Child hurle à la mort sur la méga chaîne stéréo de Claude, dans l’appartement qu’il occupe avenue des Ternes. « Si je déménage, j’emmène mes voisins ». Ça me change de l’écoute sur mon petit tourne-disque luchonnais. Ça me change de tout.
Claude écoute pêle-mêle le Miles de In a Silent Way et de Bitches Brew, la Callas, Oum Kalthoum, Ella, Sarah, les classiques du jazz, la nouvelle scène musicale brésilienne, les créations de ses amis musiciens dont Jean-Claude Vannier, le tout sur fond de Gabriel Fauré et de Puccini qu’il vénère. « Une pipe à Puccini ! ». En attendant Bob Marley, Randy Newman, Tom Waits, Stevie Wonder, Aldo Romano et Weather Report.
Que Claude écoute, c’est beaucoup dire. On est loin du recueillement du mélomane. La musique explose et le submerge, comme la veuve Clicquot qui coule à flots tandis qu’il accompagne de son scat le message vomi par les enceintes, ou écrit, ou loue les dieux, ou vocifère. Il s’y croit. Il a raison, il y est. C’est aussi l’époque où un France Musique rajeuni s’ouvre enfin à la création contemporaine et aux musiques traditionnelles. Je tends l’oreille, lui non.
Pour l’adolescent en quête de spiritualité que je suis, tout est offert. Je pousse la porte de la librairie Au Grand Œuvre rue Saint-Jacques, des Éditions Traditionnelles quai Saint-Michel et de Gibert Jeune. Je lis les ouvrages des ésotéristes, René Guénon et Fulcanelli, je découvre l’hindouisme (le bouddhisme n’est pas encore tendance), le Bardo Thödol et le Livre des Morts égyptien. Il m’arrivera même de participer en Sorbonne au séminaire d’un pseudo-mage intitulé Réalités et surréalités occultées. Appellation loufoque, fallait oser.
Claude fait la tournée des libraires : « Je suis un grand lécheur de vitrines ». Tandis qu’il se plonge dans la lecture de Borges, Nabokov, Albert Cohen et Edmond Jabès, je me nourris des écrits des dadaïstes, des surréalistes, de tous les ismes, de René Daumal et du Grand Jeu, dont les manifestes semblent avoir été publiés la veille. « Que l’on me donne cent étudiants et la Sorbonne et j’instaure la nouvelle Connaissance » avait écrit Roger Gilbert-Lecomte. Surprenante à postériori, cette actualité des avant-gardes des années 30 dans le tissu intellectuel post-soixante-huitard. Peut-on aujourd’hui envisager telles proximités, offrandes et outrances ?
Et cette voix lancinante, telle une lame de fond, qui nous dit : l’art est mort. Claude ne veut pas l’entendre. Ça le met en rage. Du champ, Marcel ! Quand j’ai le malheur de le brancher sur le sujet à 2 heures du matin, mon tableau Locomotive d’or vole bas dans le salon avec les bibelots et les verres à bière. Il devient fou. Je disparais de son collimateur pendant quelques mois. Quand je réapparais, le chanteur et l’aréopage ironisent. « On croyait que tu t’étais suicidé ». Je souris.
Tout est accueil et je ne suis pas prêt. Je ne suis pas préparé au choc avec Paris et à la confrontation avec Claude Nougaro. Claude est trop absorbé par les convulsions de sa propre quête pour devenir le guide d’un gamin. Trop tard, ma voie est tracée. Suite à la rencontre, un soir de juillet sur le trottoir de l’allée d’Étigny à Luchon, du bébé-peintre que j’étais alors avec Claude Nougaro vont se lever sur ma route tous ceux que j’ai aimés et aime encore, vivants et morts.
Côté peinture, Claude apprécie Picasso et Dali, pas vraiment pour leur œuvre, mais pour le mythe. Picasso le prédateur, le minotaure, le génie protéiforme et Dali, pétillant d’intelligence et d’humour et croqueur de chocolat Lanvin. Bacon rôde dans les parages. Michaux est encore de ce monde mais nous l’ignorons. « Les musées sont des dortoirs » me dit Claude. Erreur. Un homme gravite à la frontière de l’art et du show-biz. On en parle à la télé, il s’appelle Raymond Moretti. Le personnage légitime l’indigence de son œuvre en s’entourant de stars, dont Joseph Kessel, Louis Nucera, Raymond Devos, Brassens parfois. Des anarchistes de droite qui refont le monde en se taillant une bavette chez Denise, dans le quartier des Halles. Moretti peaufine son image : il fume le cigare, travaille la nuit et a les yeux cernés. Je flaire l’arnaque, l’imposture. Je me tiens à l’écart.
Moretti a sa cour et Nougaro la sienne, dont je fais partie. On y « nougarise » à tout va. Les épigones s’en donnent à cœur joie et enchaînent les métaphores qui tuent pour plaire au maître. Les têtes tombent. Je sauve la mienne. Moi, je ne sais pas faire. Je ne brille pas en société. Au restaurant, je me cache derrière ma serviette capitonnée, je voudrais disparaître sous la nappe pour ne plus avoir à répondre aux questions de mes tortionnaires. Je suis diaphane, j’entends mon cœur battre dans ma poitrine, je vois le sang couler dans mes veines. Mon corps est cassant comme du verre. Je suis mal dans ma peau, je transpire l’angoisse et navigue dans ce petit monde au bord de la syncope.
Le bien et le mal, la beauté, la laideur, l’angélisme et la sainteté obsèdent Claude, tout comme le génie. Des concepts, des valeurs-principes, si on peut les qualifier ainsi, sur lesquels hélas personne n’a de prise. « Autant verser du néant dans du vide ». Qui connaît la recette du génie ou peut se dire génial ? Le mot génie n’est pas gravé sur mon front. Je rame. C’est déjà dur de manifester quelque talent, si en plus je dois être le Rimbaud de la peinture… Ferré me dit : « Tu lui ressembles ». J’ai l’impression d’être un imposteur. De Rimbaud je n’ai que la morgue, la timidité et les lèvres cousues. Un de la troupe, qui m’aimait bien sans doute et avait tout compris, dira : « Estrade n’ouvre la bouche que pour demander à boire ».
Les maîtres à penser du moment ont pour nom Barthes, Foucault et Lacan tandis que le groupe Supports/Surfaces abreuve ses initiés de textes indigestes dont l’un des signataires confiera, vingt ans après leur parution, ne plus en comprendre le sens. Très peu pour nous. Le poète Jacques Audiberti est mort en 65. Lui aussi devient vite illisible. Dix ans à peine après sa disparition, il ne fait déjà plus partie du décor. Seul Claude et quelques rares (dont François Truffaut) entretiennent la flamme. Pour faire partie du cénacle, je me dois de lire Audiberti, le « the » poète, la statue du Commandeur. « Il est temps » me dit Claude. Je m’exécute. Ça tombe bien, j’adore. Le maître au verbe vertigineux est le roi de l’oxymore : il se plait à saluer l’affrontement de la vierge Marie, drapée dans ses voiles célestes, avec la limace rampant sur le trottoir. C’est amusant. J’admire la performance. Elle se renouvelle au fil de milliers de pages mitraillées de métaphores. Tout est dans tout. Merci de nous l’apprendre. Mais où est la profondeur ? « Votre seule intelligence, c’est de poser des questions » dira Paulhan à Audiberti.
Moi mon phare, c’est Antonin Artaud. Claude le citera dans l’une de ses chansons, La statue de l’homme, peut-être pour me faire plaisir : « Devenir fou comme Antonin ? » Facile. Artaud est plus impérieux : « Le français est malade, le français rend malade ».
Comme pour Hendrix, on connait peu de choses de l’œuvre d’Artaud au début des années 70. Gallimard publie ses écrits au compte-goutte, son Van Gogh circule sous le manteau et on ignore tout des cahiers de Rodez et de Suppôts et suppliciations. Quant à la fameuse émission de radio censurée de 48, il faudra attendre 1977 pour qu’un ami bien intentionné (surnommé « le Chasseur ») en subtilise une copie dans les tiroirs de France Culture, copie que je pirate aussi sec. J’alerte les copains. « À vos cassettes ! » Nous découvrons enfin la voix de l’insurgé du corps qui voulait en finir avec le jugement de Dieu. Claude est dubitatif : il entend le cri, pas le message.
Claude a toujours convié Dieu à la table des négociations. Pour moi, à l’époque, Dieu n’est qu’un concept. À ce mot creux, je préfère ceux de forces, d’énergies, de sacré, de divin. Claude est plus avancé que moi dans ces matières. Il est en intimité avec l’Ami. Tout ce qui relève de l’abandon, du lâcher-prise, de la rencontre avec le mendiant d’amour au visage de pluie qui frappe à notre porte, ou de l’existence d’un dieu personnel dont la présence en nous croîtrait à l’aune de notre ferveur, tout cela m’est étranger. L’heure de la rencontre n’a pas encore sonné.
Claude est bon, généreux. Il n’est ni pervers ni manipulateur. Les hommes, il les regarde droit dans les yeux. Il invite à sa table, il loge, il héberge, il offre, il prête un fric qu’il sait ne jamais revoir. Timide, il n’ose pas dire non. Parfois, nuits d’ivresse, il manque de faire sauter la banque au grand dam de son staff financier.
L’époque est aux longs développements et aux disques à thème. Claude a déjà écrit Paris mai. Locomotive d’or, Montparis, Le chant du désert, Victor et Plume d’Ange vont suivre. Il cherche du côté de l’Afrique, du Brésil.
Claude traîne un lourd bagage. Enfant, il a souffert des absences prolongées de parents musiciens trop souvent en tournée et qui ont « oublié » de l’éduquer. Résultat, il ne lit pas la musique, ne pratique aucun instrument et quand il déclare « jouer de l’orchestre », ça grogne derrière les pupitres, avec raison. En outre, si les cours de chant que sa mère, pianiste classique, lui prodigue lors de ses passages à Paris sont des baumes pour ses cordes vocales meurtries par les excès, ils ont aussi pour effet d’alourdir son phrasé, ce filon qu’il souhaitait fluide, volatile, « jazzy ». On ne mélange pas le jazz et l’opéra. Une marge de manœuvre limitée ? Qu’importe. Il fut Claude Nougaro, chanteur français s’adressant à un public de langue française et cela suffisait à notre bonheur. Et au diable les idiomes et la hantise du message planétaire.
Claude s’est exprimé à longueur d’interviews sur ses influences. Or, les influences dont nous nous réclamons pour légitimer notre parcours et l’inscrire dans une tradition sont peut-être celles qui nous inhibent le plus. J’ai toujours pensé que l’inspiration musicale profonde de Claude était plus rythmique que mélodique et l’on peut regretter qu’il n’ait pas plus souvent creusé ce sillon, tellurique. J’en veux pour preuve la lecture qu’il me fit du long poème inédit intitulé Jacqueline et écrit en hommage à l’une des filles d’Audiberti après le décès de celle-ci. Il est tard et nous sommes seuls dans sa cuisine. Claude est un peu défoncé, il scande ses vers : « Elle ne vient plus me faire visite », goun-goun, goun-goun… « Qu’est-ce à dire, l’aurais-je froissée ? », goun-goun, goun-goun… Il progresse à son rythme, tel le laboureur poussant sa charrue. Il a trouvé son tempo, sa cadence à lui, pas celle imposée par la musique des autres. La sienne. Une cellule simple qui s’auto-génère et se répète à l’infini, comme dans Locomotive d’or. C’est extraordinaire. Il est dans la danse, dans la transe. On n’est plus en Occident mais dans l’archaïque, le blues, le vrai, celui de la Terre.
Nougaro le mal aimé : en 1974, il enregistre l’album Récréations, histoire de souffler un peu après des années de recherches tous azimuts. Le disque rend hommage à ceux qu’il considère à juste titre comme ses égaux : Brassens, Brel, Ferré, notamment. Aucun des pères fondateurs de notre chanson française ne daignera lui adresser le moindre message de remerciement. Ces messieurs planent sur leurs nuages. Léo Ferré me dira plus tard : « Je regrette ». À l’époque, Brel a déjà mis les voiles et Brassens en panne d’inspiration, nous inflige Fernande et Le roi des cons. Les prestations de Tonton Georges à Bobino sont pour Claude, homme de scène, d’un ennui mortel. Léo est au sommet mais il va bientôt noyer ses fans sous des logorrhées. Le vieil anar se voulait de bois brut : il finira sa carrière en adressant au public non des imprécations mais, depuis le parloir de ses mains tremblantes, des baisers.
Gainsbourg n’a pas encore rejoint l’Olympe, tandis qu’il donne le meilleur de lui-même. Je note que l’on ne trouve ni cynisme ni dandysme dans l’écriture de Nougaro. Claude ne fait pas dans la distanciation mais dans le fusionnel, le oui au monde, le charnel pas l’érotique. Cependant, Une petite fille vaut bien Le poinçonneur des Lilas et Chanson pour Marilyn n’a pas à rougir de La javanaise.
« Nos vies ne sont qu’un bout d’essai. Pour qui, pourquoi, Dieu seul le sait. Toi qui connais la fin du film, dis Marilyn, est-ce un baiser ? » Tout est dit en quelques mots et c’est génial. « Tu es ma parure, je suis ton joyau… Tu es ma pâture jusqu’au fond du boyau » ; rimes riches. « Dans l’opalin palais d’éponge et de corail » ; délicates allitérations. De nos jours, les acéphales de la chanson française aux faibles appétits se contentent de faire rimer « blues » avec « tarlouze ».
À l’évidence, par la qualité de son écriture et l’étendue de la palette sonore, Claude est alors « le » grand de la chanson française. La critique ne l’entend pas ainsi. Pour elle, il n’est jamais assez bon. Son inspiration bigarrée la dérange. Elle le boude et du coup, il peine à remplir les salles parisiennes. En revanche, il triomphe en province. Les tournées estivales sourient à l’homme du Sud. Il brûle les planches à Arles, Nice, Aix ou Avignon. Un public jeune l’acclame et en redemande. Jeune mais pas adolescent. Claude enchaîne les rappels. Des ovations qui le rassurent, le revigorent et le boostent. Il m’écrit sa joie au dos de cartes postales bourrées d’iode et d’oxygène. Qu’est devenu ce public, sexagénaire aujourd’hui et jadis si enthousiaste ? Lui est-il resté fidèle ou a-t-il gommé son nom de sa mémoire ?
Quand Claude remporte enfin les Trophées de la Musique, il est heureux et fête dignement l’événement. Au lendemain de la cérémonie, il descend acheter France-Soir, le quotidien people de l’époque et constate qu’il n’a droit qu’à un entrefilet. Johnny Halliday était dans la salle et c’est le rocker qui s’offre la une. Claude a les boules (de cuir…) et on le comprend.
La gauche elle non plus ne lui fera pas de cadeau. Invité en 81 par le nouveau locataire de l’Élysée à donner un concert dans un hôtel particulier, il chante devant un parterre de technocrates fraîchement promus aux manettes. Pas le moindre applaudissement, rien, « pas une baffe ». Personne n’écoute. À l’évidence, la « gauche caviar » est plus préoccupée de se goinfrer au buffet que de goûter la poésie de Nougaro. Mitterrand, qui ne manque jamais de culot, vient le saluer et lui dit : « Vous avez mûri ». « Il n’a pas vu mes dents », me confiera Claude.
Tout se passe dans la mégapole. Pas question de s’enterrer en province. « Je ne veux pas finir crucifié sur une salade ». Or, les moteurs de la poésie de Nougaro ne sont pas urbains. Claude est dans « l’imagination matérielle », pour reprendre l’expression de Bachelard, dans l’immanence, le « numineux ». La Terre est son élément orchestrateur : une terre que brassent l’air, l’eau et les incandescences bouillonnantes d’un feu grégeois. Ce filon poétique tranche avec l’inspiration popote des années 70, paresseuse et bêtement contestataire. L’inspiration de Nougaro sourd des profondeurs de la Terre, de « sa » terre. Elle est fondamentalement « surnaturelle ». Sans qu’il en connaisse le mode d’emploi, tel l’inventeur de la méthode paranoïa-critique qui avouait non sans humour, ne pas savoir comment celle-ci fonctionnait. Ce qui aurait tué la magie, la rendant inopérante. Claude était habité par l’infini. Et il n’y a pas de mode d’emploi de l’infini.
Viennent les années 80. Claude achète une maison-paquebot à Paris, avenue Junot. Il me propose d’occuper le grand atelier de cette demeure bâtie dans les années 30 par un élève du sculpteur Maillol. J’investis un espace trop grand pour moi, démesuré. J’y peins des huiles au format carte postale au pied d’un monolithe en granit haut de plusieurs mètres, du genre 2001, l’Odyssée de l’espace. Je peins mon temps à moi, qui n’est toujours pas celui de mes contemporains.
Années amères pour Claude. « Un pan de l’euphorie première est tombé ». Le ciel s’obscurcit. La belle Marcia est partie. « La femme doit être une belle servante de l’homme ». Propos misogynes d’un autre âge. Le show-biz lui met la pression. Ajournés les exploits discographiques d’antan, retour aux « 3 minutes » traditionnels. Pondre un tube, cartonner au hit-parade, tel est désormais l’objectif afin d’éviter le naufrage du beau navire. Le public apprécie surtout les vieilles chansons. « Je ne peux pas écrire de nouvelles vieilles chansons ». Autres musiciens, nouvelles formations, quête de sons inouïs pour ôter le carcan imposé par les anciens accompagnateurs trop accros au jazz des années 50/60. Claude a le lieu, pas la formule. On relooke les tubes d’autrefois. Le public applaudit mais les ventes de disques ne suivent pas. Il faudra attendre Nougayork, l’album de l’improbable renaissance. Les contraintes sont lourdes et pèsent les échéances : l’écriture du prochain album, les enregistrements et les interviews pour la promo. Sans parler des séjours d’« internement » en thalassothérapie, onéreux mais indispensables quand il s’agit que fondent vite les kilos superflus et que volent au vent alcool et cigarettes à la veille d’une rentrée parisienne.
Il n’écrit pas dans la joie. Il burine dans la douleur, à la lime, au racloir. Il souffre. Quand une bonne odeur d’herbe montant du patio me chatouille les narines tandis que je peins dans l’atelier, c’est bon signe : je sais qu’il écrit. L’entourage est aux petits soins. Claude, travailles-tu ? « Je travaille l’explosion ».
Noircir des pages à longueur de journées pour pondre le roman du siècle, très peu pour lui. À quoi bon tourner en rond dans son cabinet de travail alors que la vie s’offre à vous au pied de l’immeuble ? S’évader, filer par les rues, arpenter, découvrir, s’enivrer avec le premier venu et les suivants, vos frères les hommes et partir en vrille, et se perdre tandis qu’au crépuscule viennent s’abreuver les fauves, vos prédateurs, et que se lèvent les ombres des faux « princes de la nuit », voilà qui est excitant. « À partir de minuit, Claude a tous les pouvoirs » : que s’ouvre la gueule béante de la Nuit noire, la gueule de la Mouna, qu’elle m’avale tout cru et me vomisse aux heures blêmes, sur le macadam. Il est 5 heures du mat, rue Saint-Benoît et Claude roule dans le caniveau. Je peine à le relever. J’appelle un taxi. 12 heures plus tard, il chante sur la scène de l’Olympia où il propulse à pleins poumons son Montparis. Le souffle est intact. « Que reprocher à l’homme qui boit du génie ? ». Claude, toujours, renaît de ses cendres.
À faibles doses, l’alcool illumine : le poète qui sommeillait en nous s’éveille, jubile au son des bulles et le réel flamboie. Que le buveur augmente les doses et la lumière des beaux soleils factices pâlit. Elle cède la place à la clarté blafarde d’une Lune fadasse. Puis viennent la saleté, la crasse, les scories et les cendres de l’être. Ivre mort, Claude s’abjecte, corrompt les valeurs qu’il exalte dans ses chansons, l’amour et la fraternité. Il n’est plus que haine et injures. Il est Claude Loup-garou. « J’ai assis la Beauté sur mes genoux et je l’ai injuriée ».
Quand enfin il rentre au bercail au petit matin, fourbu, meurtri et triste, il a dilapidé tous ses trésors auprès des pauvres en esprit, les passants, les noctambules, les lutins, les fous et les imbéciles. Tant d’envolées lyriques qui auraient pu inspirer mille petits chefs-d’œuvre ! Il s’écroule sur la table de sa cuisine et pleure. Il ne s’apitoie pas sur son sort mais sur celui de l’Homme, lequel sans répit fait le mal et torture et massacre. Il passe les jours suivants reclus dans sa chambre. Il se terre et s’abrutit de programmes-télé. L’angoisse lui tord les tripes, aussi tenace que son sentiment de culpabilité tandis que lui reviennent en mémoire tous les meurtres « virtuels » commis lors de ses virées. Il n’apparaît qu’au crépuscule, pas rasé, irascible et ténébreux, inabordable, pour avaler une soupe chinoise concoctée par son homme de ménage, le fidèle Trésor. Il traverse la Factory, lugubre et déserte, tel un spectre. Il s’y morfond. Comme toujours, ce sont les tournées et la scène, soupapes de sécurité, qui le sauvent. Il reprend la route et enchaîne les concerts. Pour lui, le contact avec le public est vital. Après 2 heures de spectacle, il n’en peut plus mais c’est tellement jouissif de remonter sur scène, même en peignoir, de sortir de sa poche une « plume d’ange », ultime offrande au public, et de repartir pour vingt minutes de bonheur.
Lui qui se déteste et fuit son image (il se croit laid), lui qui refuse de se voir à l’écran et ne visionne aucune de ses prestations, ne s’accepte que sous la lumière des projecteurs. Il s’y rêve doublement : par des textes d’inspiration onirique et par un projet poétique de transmutation du corps. Il me confiera : « ma vie est un rêve sans fin ». Incapable de planter un clou. Il n’est pas fait pour ça, ses fées sont là pour ça. La scène est le pré carré de sa création, « son » espace. Un lieu clos où il s’imagine et peut enfin se métamorphoser en crooner, acteur ou danseur classique.
Alors que certaines nuits il s’autorise tous les débordements, il ne souhaite pas que la horde démoniaque envahisse la scène. Les affres ne sont pas autorisées à brûler ses planches. Veto. Et l’on ne trouve pas trace d’un spectre dans son œuvre écrit. Il ne croit pas à l’astral, au paranormal ou aux univers parallèles, hormis celui, irradiant et nocturne, de la prière. Pas de vampires chez Nougaro : le soleil du Midi les a tous consumés. Comme chez Audiberti. Pour Claude, la scène n’est pas le lieu des affrontements mais celui de la grande réconciliation. Autrement dit, nulle place pour l’improvisation. On semble loin du « théâtre de curation cruelle » artaldien.
Tout cela ne fut-il que du spectacle, de la monstration sublimée ? Claude nous aurait-il abusés ? Non. « J’ai souvent vu un chat sans un sourire, disait Alice, mais jamais un sourire sans chat ». Avec Nougaro, nous avons eu droit et au chat et au sourire du chat. L’image qu’il souhaitait donner de lui, le vainqueur de la pesanteur, était parfois bien éloignée de celle qu’il nous renvoyait (car ici-bas tout pèse et nous sommes les esclaves de la matière), mais c’est pourtant à la transfiguration en creux de son corps à laquelle concert après concert, nous avons assisté.
Et j’affirme ici que l’opération d’incarnation du grand Rêve a réussi. Car que reste-t-il dans l’éternel présent de ma mémoire sinon l’image de son corps transmuté sous les sunlights ? Là fut le prodige. On me rétorquera qu’il suffit de monter sur les planches pour y briller. J’en doute. C’est une question de charisme et il n’en manquait pas. Le verbe de Claude est à jamais lié à son corps et « Quand la conscience déborde un corps, c’est un corps, glorieux (j’ose le terme), qui se détache d’elle » : je nous revois en 1973, le soir de la générale à l’Olympia et de la première de Locomotive d’or. Claude a tellement le trac que son visage est un masque livide. Ses tempes serrées fines comme le papier à cigarette, repoussent en arrière les mèches de la chevelure. Il est passé chez le coiffeur et sa coupe bleuie par les spots m’évoque le plumage du merle. Je suis assis au balcon. Je compatis, Kriss me prend la main. Claude est svelte et vêtu de noir. Il danse sans danser, il se déhanche en douceur, ses muscles roulent sous la peau tels ceux d’un cerf confiant dans la puissance de rouages bien huilés. Sobriété de la gestuelle. Peu à peu, la peur disparaît, Claude se décontracte et nous aussi ; il est à l’aise. Il nous invite au voyage. Le public monte à bord de la Loco. Il a gagné.
La belle maison de l’avenue Junot « aux tuiles bleues et aux croisées d’hortensias » est devenue le tombeau de sa création, elle qui aurait dû être le creuset de toutes les expériences, où toutes les musiques auraient dû résonner et porter haut ses couleurs. Exsangue, il décide de la vendre. Entretemps et rendons grâce, y sont nées de belles chansons dont Neigerie, Quand Freddy est parti, Un été, Venise ou Visiteur.
Il me signifie mon congé. Je l’ai mauvaise. J’ai tort et il a raison. Ça fait un bail entre nous et je sais que « rien ne pousse à l’ombre des grands arbres ». Il m’aura fallu 20 ans pour l’admettre. En outre, pour moi, ça bouge. Un certain Gérard Barrière, « lyrique d’art », a repéré mon travail, notamment une série de dessins que j’ai montrée à Claude : « des divagations ». Son incompréhension est de bon augure. Je fais fissa.
Effervescence spirituelle des années 90 : le temps est venu des expos personnelles ou de groupes, en galerie et dans les Salons, des visites des musées et des grandes expos temporaires, des rencontres d’un soir aux mille visages lors des vernissages et de la découverte des Arts Premiers, ceux de Papouasie en tête. Révélations bruyantes. Plus intimes, plus secrets, le message de Simone Weil et celui de la Croix nocturne et abyssal, et la prise de conscience de la nature fondamentalement alchimique de l’art. Le courant primitiviste m’entraîne vers les années 2000. Si je me permets d’évoquer ici cette histoire, la mienne désormais, c’est pour signifier le hiatus et la distance prise. Quand Claude visite ma première expo en galerie, il ne manifeste guère d’enthousiasme. Nous déjeunons ensemble. J’évoque mes nouveaux amis. Maladresse. À la fin du repas, il est gris et devient agressif. Peu de temps après, il m’invite à participer à l’émission « Une soirée en compagnie de Claude Nougaro » qu’il doit enregistrer à France Culture, afin que j’y parle de mon travail. Les producteurs commettent l’erreur d’ouvrir le bar dès le début de l’enregistrement. Au bout de deux heures d’interviews, Claude commence à vociférer et la folie s’empare du studio. Je m’éclipse. Nous ne nous reverrons plus.
Je l’invite à mes vernissages. Silence radio. Je cesse de lui écrire. Il me voyait « monter sur l’échafaudage de l’espace, sur l’échafaud du temps, pour délivrer la vraie vie » et je l’ai déçu. Il ignorait et moi aussi, que j’étais fait pour la petite forme et la confidentialité. Pour ce qui est de délivrer par art, la vraie vie, l’avenir (mais ce mot a-t-il encore un sens en notre âge de Fer ?) nous dira si quelques rares, parmi les nombreux appelés que j’ai croisés sur ma route, y sont parvenus.
Quand je le vois à la télé, il parle le nougarien, une langue qui m’est devenue étrangère. Il est dans l’emphase, dans l’artifice. J’ai honte pour lui et je zappe. Ses mots qui avaient pour mission de briser le carcan et la gangue de l’être, ne sont plus les explorateurs de nouvelles terres. Ils glorifient désormais un égo toujours en représentation. La machine tourne à vide. Parfois, surprise en découvrant via les ondes, Il faut tourner la page ou Ma cheminée est un théâtre ; je succombe à la magie de son verbe, comme autrefois, et au charme de sa voix demeurée intacte.
Fin 2003. J’erre dans le hall de la gare Matabiau à Toulouse, dans l’attente de ma correspondance pour Paris. Mes pas me dirigent vers le kiosque à journaux. Je repère le visage de Claude en couverture d’un magazine. J’ai peine à le reconnaître. Il est comme carbonisé. C’est un grillon, un petit Massaï aux jambes grêles. Cancer du pancréas. Je frissonne et emporte l’horrible image avec moi, dans la nuit.
Je suis dans les Pyrénées quand mon ami et frère Sylvain Mathieu m’annonce son décès. On me téléphone : « Veux-tu assister aux obsèques ? Il reste quelques places ». La formule me choque, comme s’il s’agissait d’assister à un spectacle, l’ultime. Le show must go on ? Je réponds oui. Je me devais d’y être. Nous ne sommes pas au spectacle. L’émotion est palpable et sincères les larmes, tandis que le cercueil couvert de violettes quitte Saint-Sernin sous les applaudissements. L’hommage des médias sera unanime mais le chanteur vite oublié.
Henri Guérin, maître-verrier, prononce l’oraison funèbre. J’apprends de sa bouche que Plume d’Ange a suscité une vocation, religieuse. Une jeune personne a souhaité se perdre au Carmel pour mieux s’y retrouver je suppose, suite à la lecture de ce poème. Il y a eu échanges épistolaires entre Claude et la novice, et la croix qui est sur sa poitrine tandis qu’il glisse vers l’éternité est celle qu’elle lui a offerte. Que les mots d’un chanteur dit « de variété » aient le pouvoir d’orienter une trajectoire humaine et de conforter un destin, voilà qui doit prêter à réflexion. Nous ne sommes plus ici ni dans le jazz ni dans la java. Quand elle le veut, « la poésie n’est pas une mauviette ».
Paroles d’autant plus troublantes que moi aussi j’ai « rencontré » Thérèse, la Sainte de Lisieux, pile au midi de ma vie, entre ombre et lumière comme il se doit. Nous sommes en 1994 et je lui consacre une série d’aquarelles et de gravures. Après Paris, ce travail est présenté en Haute-Garonne. Il y bénéficie d’une bonne couverture médiatique, notamment à Toulouse. Claude l’a su je le sais, mais ne s’est pas dérangé. Dommage. Avons-nous raté l’ultime rendez-vous placé pour l’occasion sous la houlette de Dieu et de l’une de ses plus efficaces messagères ? Pourtant, il y avait là matière à échanges essentiels et bien des liens à tisser, qui sait, s’il l’eût souhaité, entre poèmes et peintures.
Claude a-t-il fini sa vie réconcilié avec lui-même, apaisé enfin ? Je l’ignore. Malade, il dira : « J’aurais voulu être une star ». J’ai 59 ans aujourd’hui, son âge quand nous nous sommes dit adieu sans nous le dire. Lorsque je pense à lui, je le vois arpentant le pavé parisien. Il marche et je marche à ses côtés, dans la nuit. « La nuit est blanche et noire ». Mon pas s’accorde à son pas mais je peine à le suivre. Nous marchons, avides, et les bars sont les escales lumineuses de nos croisières nocturnes. Nous marchons sans cesse. Il salue la puissance de l’immense Nuit virginale et lui offre l’éclat de son rire. Et nous parlons et nous parlons. Et la nuit seule entend nos paroles.
©Daniel Estrade. Bagnères-de-Luchon. Septembre 2013.